Au quotidien, les rues sont des lieux triviaux auxquels nous ne portons guère attention. Cependant, leurs noms en disent beaucoup sur l’histoire d’une ville. À côté des rues Surcouf, Maupertuis ou Chateaubriand, se trouvent des voies souvent méconnues, qui sont pourtant des traces du riche passé de la Cité corsaire.
Cap Fréhel, 26 novembre 1693
Les vagues, inhabituellement élevées, s’écrasent violemment au pied de la falaise de grès rose. Les bourrasques qui s’abattent sur la pointe bretonne et s’engouffrent dans le Fort La Latte glacent la garnison en poste. Malgré le déchaînement des éléments, deux gardes positionnés en haut du donjon distinguent au loin une trentaine de navires et leurs grandes voiles blanches toutes déployées. Les bateaux se déplaçant rapidement vers la côte, ils reconnaissent sans tarder les pavillons anglais et hollandais flottant sur les mâts. Sans attendre, ils donnent l’alerte. La panique s’empare alors de la quarantaine d’hommes supposés défendre le petit château : « L’ennemi attaque ! Il faut prévenir Saint-Malo. Vite ! »
En cette fin d’année, la France lutte depuis cinq ans déjà, contre la Ligue d’Augsbourg, coalition européenne, emmenée par Guillaume III, roi d’Angleterre. Pour affaiblir ses ennemis, la France encourage la guerre de course, c’est-à-dire que le roi délivre des lettres de marque autorisant les capitaines les plus téméraires à attaquer les navires ennemis et à conserver une partie de la prise. En quelques mois seulement, le commerce anglais est particulièrement affecté. « De 1688 à 1697, les registres de l’amirauté anglaise constatent que les corsaires malouins avaient pris aux Anglais et aux Hollandais 162 navires d’escorte et 3 384 bâtiments marchands de toutes tailles. » (Source) Devant les pertes considérables, les commerçants Anglais pressent la couronne d’agir contre ces marins bretons.
Durant deux ans, les Anglais vont enfermer des ouvriers dans la Tour de Londres pour mettre au point une arme de guerre suffisamment puissante pour détruire « le nid de guêpes », surnom donné par ses ennemis à la cité corsaire.
Le siège de Saint-Malo
Tendus, le 26 novembre au matin, les équipages anglais prennent la direction des côtes Françaises. La traversée est rapide. Pour commencer, la flotte, qui comprend dix vaisseaux de ligne, plusieurs frégates, des galiotes à bombes, ainsi que la « machine infernale », l’arme secrète des Anglais, va bombarder le fort La Latte et l’archipel des Ébihens. Elle vient ensuite mouiller devant Saint-Malo et débute le bombardement de la ville.
Le lendemain, les Anglais s’emparent du fort de la Conchée, encore inachevé. Une trentaine de maçons sont fait prisonniers. La garnison postée dans le fort Royal riposte ! Les habitants de la ville appuient les soldats. Les boulets de canon fusent. L’un d’eux coupe le mât d’une galiote alors qu’un autre fracasse la proue d’une seconde. Ce tir nourri empêche la flotte de s’approcher de la ville comme elle avait pu le faire la veille. Même si le bombardement anglais redouble, les dégâts restent minimes. Les Malouins déplorent seulement quelques toitures endommagées et des vitres brisées. Les Malouins ont une nouvelle fois tenue face aux Anglais.
Le 28, les Anglais débarquent sur l’île de Cézembre désertée par les religieux vivant dans le monastère. A l’intérieur des murs de la ville la défense s’organise. Les bombardements perdurent mais ne sont guère plus efficaces.
La machine infernale est lancée !
Le 29 novembre, à l’aube, alors que le calme règne sur la cité endormie, que les assaillants qui ont mouillé au large du fort de la Conchée semblaient perdre espoir, une explosion épouvantable secoue la ville. Jean Commire, écrivain de l’époque raconte : « Le tourbillon lumineux de la pois épouvante les ténèbres. L’air brûle, la mer bouillonne, la terre tremble en mugissant. L’assemblage des ais se rompt, le vaisseau se disloque, planche et poutres tournoient. Le mât, entraînant derrière lui les haubans embrasés flamboie, comète nouvelle. » Les vitres et les toitures volent en éclat. Une pluie de débris enflammés s’abat sur la cité corsaire. L’ennemi a déclenché la machine infernale : un navire de 300 tonneaux aux voiles noires chargé de barils de poudre et de centaines de carcasses contenant boulets, mitrailles, chaînes et grenades bourrées d’explosifs. À deux lieux à la ronde les maisons sont secouées.
Après le choc les habitants regardent autour d’eux : ville est toujours debout. La ceinture de pierre qui la protège n’a pas souffert. Quel miracle a sauvé Saint-Malo ?
Saint-Malo résiste !
Si la « machine infernale » arrive sans obstacle jusqu’à cinquante pas de la muraille (personne ne la voit ni n’essaye de l’arrêter), un violent coup de vent d’ouest s’abat sur le navire et le précipite sur un écueil, nommé par la suite « les roches aux Anglais » à l’ouest de la ville fortifiée, et s’ouvre par le fond. Pressés par la circonstance, les Anglais y mettent le feu. Heureusement pour les Malouins, pas un mur n’est renversé, et pas un français n’est tué. Les Anglais eux ont six morts à déplorer : les hommes chargés de conduire la « machine infernale », qui n’avaient pu s’enfuir à temps et dont la chaloupe avait sombré sous les montagnes d’eau soulevées par l’explosion.
Seule une rue où se situe, l’hôtel de la Bertaudière, la maison natale du corsaire Robert Surcouf, semble avoir été touché. Un moine du proche couvent des bénédictins commenta ces évènements mémorables en vers :
« L’Anglais qui comme la montagne
N’enfanta qu’un pauvre rat
Dans sa malouine campagne
Ne fit mourir qu’un pauvre chat. »
Pour railler les Anglais, les malouins nommèrent ainsi cette rue donnant sur les remparts la « rue du Chat qui Danse ». Cette petite rue située à l’arrière de l’École de la Marine marchande, qui fait sourire tant de passants, ce chemin débouchant sur les remparts au nom si léger, laisse la trace d’un échec des Anglais mais surtout d’un miracle !
Il y a une autre explication au nom de cette rue, moins romanesque mais plus réaliste :
Avant la mise en place des plaques indicatrices de noms de rues, la tradition orale désignait les rues par un détail remarquable qui leur était propre : un puits (rue du Puits-Aux -Braies), une croix (Croix du Fief), un marché (Vieille Boucherie), une corporation de métiers (Cordiers, Forgeurs, Bouchers…) ou une enseigne : (la Corne de cerf, la Pie qui boit…)
La rue du Chat qui danse porte selon toute vraisemblance le nom d’une enseigne désignant quelque lieu de rendez-vous recherché par les marins profitant d’une escale pour festoyer après de longues traversées en mer.