Au quotidien, les rues sont des lieux triviaux auxquels nous ne portons guère attention. Cependant, leurs noms en disent beaucoup sur l’histoire d’une ville. À côté des rues Surcouf, Maupertuis ou Chateaubriand, se trouvent des voies souvent méconnues, qui sont pourtant des traces du riche passé de la Cité corsaire.

12 juin 1772. L’officier malouin Marion Dufresne, la quarantaine, veste de velours anglaise écarlate et bleue, se prépare à embarquer pour retrouver son navire qu’il aperçoit au loin, flottant sur une mer turquoise. Derrière lui, une plage paradisiaque sur laquelle se regroupe une poignée de Maoris. Alors que l’équipage charge la pêche du jour, sans sommation, les indigènes attaquent. Le dos tourné aux assaillants, le capitaine est blessé au flanc. Il s’effondre. Sa tête heurte violemment le sol avant d’être sauvagement achevé à même le sable. En un instant, le décor idyllique se transforme en enfer. Les corps sont rapidement traînés jusque dans la forêt luxuriante à proximité pendant que les vagues effacent peu à peu les traces du massacre.

Pourquoi ces aborigènes amicaux se sont-ils soudainement transformés en êtres sanguinaires ?

 

Voyage en mer australe

En octobre 1771, à Port-Louis sur l’Île de France, Marion Dufresne, capitaine dont on loue la bravoure, l’honnêteté et l’habileté dans l’art de la navigation, appareille deux navires. Sa mission : reconduire le tahitien Ahoturu, amené à Paris par Louis-Antoine de Bougainville trois ans plus tôt, sur sa terre natale. Malheureusement, il meurt de la petite vérole lors d’une escale à Madagascar.

Le Malouin décide de poursuivre sa navigation en maintenant le cap vers le sud.

Timbre Poste Aérienne représentant le Mascarin

Marion-Dufresne commande Le Mascarin. Il est secondé par Julien Crozet. Ambroise Bernard Marie est à la tête du Marquis de Castries.

Après de longs jours sans apercevoir la moindre bande de terre, il distingue quelques taches blanches à l’horizon. Il imagine déjà avoir découvert une terre fertile. Hélas, le lendemain, au lever du soleil, les collines qu’il imaginait cultivées, peuplées de moutons n’étaient rien de plus que des montagnes à l’aspect lugubre. Aucune verdure. Aucune vie. Pas même un oiseau marin. La Terre d’Espérance, rebaptisée plus tard Prince Edward Island par l’explorateur James Cook, n’est en réalité qu’une terre stérile perdue au milieu de l’océan.

Marion Dufresne change de direction et file vers l’Est. Là encore, il découvre et prend possession d’un ensemble d’îles aujourd’hui connues sous le nom de l’Archipel Crozet. Dans son élan, il décide de rejoindre la Tasmanie.

Timbre célébrant le bicentenaire de la découverte des Îles Crozet

Timbre célébrant le bicentenaire de la découverte des Îles Crozet

 

Rencontre avec les aborigènes

Après des semaines en mer, l’escale en Tasmanie redonne espoir à l’équipage. La relâche permet une rencontre des plus incroyables. Le lieutenant d’un des navires décrit le premier contact : « les indigènes poussèrent de grands cris, vraisemblablement de joie car ils déposèrent leurs armes et s’approchèrent de [nous]. Un vieillard s’avança le premier, tenant un tison de feu à la main qu’il présenta en disant quelques mots […] tous les autres vinrent et encerclèrent nos hommes […]. Ils semblaient douter si nous étions de même espèce qu’eux. Notre couleur leur était si étrange. »

Par ce contact avec la tribu de l’Oyster Bay, l’explorateur vient briser 14 millénaires d’isolement avec le reste de l’humanité.

Dans son journal, un autre membre d’équipage décrit les aborigènes : « leur taille ordinaire est de cinq pieds et demis ; leur couleur approche beaucoup de rouille, mais ils se frottent de noir et se font sur le corps des figures de cette couleur, qui ont la forme d’un croissant : ils ont les cheveux cotonnés, peu de barbe, les dents très blanches, les traits grands, durs et le regard farouche […] maigres de corps, les jambes et les cuisses menues, le genou gros […]. »

Sur l’île voisine, l’accueil est moins chaleureux. Les Français reçoivent des volées de lances, de sagaies et de pierre aux cris de « gola gola ». Plusieurs projectiles blessent légèrement Marion Dufresne. Pour calmer les agresseurs, l’équipage tire une première salve en l’air. À peine effrayé, la seconde salve a pour objectif de tuer. Face à l’hostilité des autochtones et ne trouvant pas d’eau potable, le Malouin décide de poursuivre sa route vers l’Ouest.

15 jours plus tard, l’équipage aborde l’Île des Trois Rois en Nouvelle-Zélande.

 

Explorateur ou envahisseur ?

À Thumb Mountain, un équipage entre en contact avec les autochtones. L’ambassadeur échange un couteau et un mouchoir contre un poisson d’eau douce.
Le lendemain, ô surprise ! Au lever du jour, trois canots maoris s’approchent du Mascarin. Au départ, les deux camps se craignent. Puis, un vieil homme, plus téméraire que les autres, accepte de monter à bord. L’équipage s’amuse à l’habiller. Tremblant et sans voix, l’indigène se reprend puis s’échappe pour exhiber les cadeaux à ses semblables restés dans le canot, qui s’empressent alors de rejoindre le pont du navire.

Les jours qui suivent, les contacts se multiplient. Les Français échangent des poissons, des crustacés et des patates contre des babioles. Mais, assez vite les choses se gâtent. Les premières querelles avec les locaux apparaissent. Ces derniers se sentent menacés par les entorses à leurs règles et à leurs rites religieux, commis sans le savoir par les marins. À l’inverse, ils subissent des vols. Marion reste sûr de lui : « Comment voudriez-vous que j’eusse mauvaise idée d’un peuple qui me témoigne autant d’amitié ? […] Soyez indulgent avec ceux qui ne connaissant ni le Tien, ni le Mien ; ce qui est vol chez nous n’en étant pas un chez eux ».

Le Malouin ne se doute pas que les maoris épient leur campement depuis plusieurs jours. Pis encore, il ne prête pas attention aux mises en garde de ce jeune autochtone avec qui il a lié une amitié, se jetant à ses pieds en pleurant : « Marion Tacoury Maté Terrra ».

 

Le 12 juin 1772, malgré les réticences de son équipage, Marion-Dufrene descend à terre avec un groupe de 6 hommes. S’ils sont reçus avec la même bienveillance qu’à l’accoutumée, alors qu’ils remontaient des filets dans le canot, ils sont traîtreusement massacrés à coup de massue. Voilà les premières victimes d’une large alliance intertribale.

La même nuit, 400 maoris descendent du sommet de la Montagne qui surplombe le camp des Français. À 6, ils forment un carré défensif et tirent méthodiquement. Au clair de lune, ils voient un à un les indigènes tombés puis battre en retraite. Le lendemain, informés de la mort de leur capitaine, 30 valeureux viennent en renfort et font face à plus de 1 000 hommes. À un moment, ils voient au loin, un Chef leur faire face en arborant fièrement la veste écarlate et bleu du malouin. Il s’écrie : « Marion Maté » et mime son exécution.

Portrait de Marion Dufresne

Dans les jours qui suivent la troupe est envoyée à terre, pour venger les attaques. Dans un village, on découvre « une tête d’homme au bout d’un poteau planté dans le milieu de la chambre […] cette tête avait été cuite, on y voyait des traces qui dénotaient qu’on y avait appliqué les dents » mais aussi un os de cuisse embrochée, des entrailles humaines … On retrouve également une chemise qu’on reconnaît avoir été celle de Marion Dufresne, des pistolets … En représailles le village est incendié. 200 maoris sont tués.

Les Français décident de quitter les lieux. Avant le départ, la poudre parle encore. Julien Crozet, le Second capitaine écrit : « Je jugeai alors, avec le plus grand regret, qu’il était important et nécessaire à notre propre sûreté de faire connaître à ces malheureux la supériorité de nos armes. Chaque coup fit tomber un de ces malheureux. La fusillade continua ainsi pendant quelques minutes … À chaque coup de fusil, ils redoublaient leurs cris et leurs menaces. Ils s’agitaient horriblement sans changer de place ; ils restaient sur le rivage comme un troupeau de bêtes. Nous les eussions détruits jusqu’au dernier, si j’avais voulu faire continuer la fusillade. Après en avoir fait tuer malgré moi beaucoup trop, je fis ramer vers le vaisseau, les sauvages ne cessèrent de crier ».

Les deux navires quittent la Nouvelle-Zélande, laissant derrière eux le chaos et une bouteille, enfouie dans le sol revendiquant cette terre au nom du roi de France.

Trajet du Mascarin et du Marquis de Castries